Les labyrinthes gourmands, à l’Est de Chambéry
- Estelle Prezza
- 3 août 2020
- 8 min de lecture
Dernière mise à jour : 26 août 2020

Nous passons le week-end sur le terrain des labyrinthes avec Ulysse et Rémi. Anne-Catherine, la gérante, habite de l’autre côté de Chambéry. Elle me contacte par téléphone le dimanche soir pour m’expliquer comment va se passer la semaine car elle est actuellement hospitalisée.
Une semaine déroutante ?
Cette semaine je dois assurer les récoltes, les livraisons à la Biocoop de Chambéry, les quelques plantations et l’entretien des lieux. Sur ce terrain, l’idée de base était de créer des labyrinthes où les clients viennent eux-mêmes cueillir leurs légumes de manière ludique, sillonnant à travers les cultures. Les années passées Anne-Catherine réalisait également des paniers de légumes. Mais cette année ce n’est plus le cas. Elle a des soucis de santé et la forme de son entreprise ne semble plus correspondre à ses aspirations. Elle se retrouve donc à réduire sa production aux légumes de base et à les livrer dans quelques restaurants ainsi qu’à la Biocoop de Chambéry. Elle m’explique qu’accueillir du public ça demande beaucoup d’organisation, de balisage et de communication. Pour cette année, le système est simplifié lui offrant plus de temps de réflexion. Elle me propose alors de gérer les quelques tâches en autonomie si cela me semble jouable, car elle ne pourra que très peu se rendre disponible et/ou avoir des autorisations de sortie. De mon côté, trouver un peu de solitude dans un lieu me semble être une bonne opportunité pour prendre du recul sur notre situation avec Ulysse. Elle me prévient également que j’aurai cette semaine un stagiaire autiste à encadrer par demie-journée, qu’il est très facilement « gérable ». Essayons !

Chaque journée je passe 3h avec Florian. Nous devons réaliser les tâches d’entretien et de récoltes. Ça me fait du bien de passer du temps avec ce bonhomme de 18 ans toujours prêt à rire et à se livrer sans crainte. Il me partage sa tristesse quand il entend certains élèves dire à d’autres « t’iras faire un tour à Bassens ». Bassens, c’est l’hôpital psychiatrique de Chambéry. Il trouve ça horrible que l’on puisse souhaiter à quelqu’un d’aller là-bas. Car y séjourner, c’est synonyme d’un état de santé mental gravement touché. Il est passé aussi par des écoles spécialisées, où là il était en classe avec d’autres autistes à des niveaux différents. Il a vu beaucoup de choses qui l’ont choqué, comme des élèves qui insultent et agressent les professeurs… ce jeune homme est tellement blessé par le système de prise en charge de l’autisme… il me fait prendre conscience combien ces environnements sont traumatisants. Mais je le ramène régulièrement au présent, lui faisant sentir qu’ici, avec les plantes et Ulysse on est bien !

Le mercredi fut une matinée très répétitive : nous avons palissé les tomates en plein soleil, pour faciliter leur récolte. Ses grands-parents qui l’amènent chaque jour au terrain me confient le jeudi matin que la soirée a été compliquée. Quand Florian se concentre beaucoup et longtemps il relâche la pression le soir mais c’est difficile à gérer. Nous en discutons alors tous ensemble et je lui explique que l’on va faire plus de pauses pour qu’il relâche la pression entre les activités. Mais je l’invite aussi à plusieurs moments à ressentir son état de fatigue et à me le partager. Après une heure de récolte je sens qu’il n’est pas présent, qu’il est dans sa tête à ruminer beaucoup de choses. J’installe alors un espace de repos à l’ombre avec une couette au sol. Je l’invite à s’allonger à l’ombre à côté de moi puis à sentir sa respiration, sa peau et son corps. Il connaît déjà ces exercices. Et très vite il choisit de me partager ce qui l’angoisse, ce qui le met en colère. Il me parle de sa relation parentale et de nouveau de ce qu’il a vu à l’école qui l’a choqué. Il me parle aussi de sa petite amie qu’il aimerait voir. Nous en discutons un peu et je l’invite à trouver des solutions de lui-même, pour que la suite lui convienne. Après cette demie-heure de repos, il me propose que l’on continue de travailler, comme par peur de ne pas en faire assez ce matin. Je tente de lui faire comprendre que le principal avant de se donner à une tâche, c’est de se sentir bien. Plus on repousse l’instant de bien-être, plus on s’éloigne du bonheur présent. Il comprend, en me reformulant avec des exemples qui lui parlent. J’adore échanger avec lui ! Il est tellement ouvert d’esprit.

Nous continuons cette matinée en nous occupant des petites poules que Anne-Catherine a pu ramener la veille lors de son autorisation de sortie. Je sens que Florian a un contact rapide avec les animaux : il sait ce qu’il doit faire et agit avec une grande agilité. Dans la matinée sa professeur nous rend visite pour voir comment ça se passe. Elle est heureuse de recevoir nos partages (l’absence d’Anne-Catherine ne semble pas l’inquiéter). Je n’hésite pas à lui faire part de mon ressenti pour Florian et son feeling avec les animaux, qu’il confirme également. Mais je ne comprends pas vraiment la démarche de cette femme qui l’incite à le pousser à faire de même avec les plantes, car si c’est l’horticulture qu’il a choisie alors il faut qu’il gagne en « maîtrise », qu’il reporte ce feeling sur les plantes. Dans ma tête je n’ai cessé de me demander si on ne poussait pas Florian dans la mauvaise direction. J’ai essayé de tendre une perche… Après le départ de la professeur, je me suis rendue compte combien ce stage au sein d’une ferme avait fait du bien à Florian. En quatre jours, il avait gagné en autonomie et en dextérité. Tout ceci me confirme combien une ferme est remplie de richesses favorables au développement humain. Nous nous sommes salués de loin, Covid oblige, moi en priant que cet homme arrivera à trouver sa voie parmi les obstacles clivants de notre société.
Ulysse et ses soins
La petite plaie d’Ulysse se referme peu à peu… mais s’ouvre à nouveau quand il se roule. Une grosse plaque de poils autour de la plaie tombe. Il semblerait que le frottement du tapis avec la crème que j’avais mise pour redescendre sur Corrençon ait comme brûlé sa peau ! Au lieu d’avoir une petite plaie de 2 cm de diamètre, je me retrouve à soigner une plaque de peau nue de 10 cm sur 3. Là c’est clair, la période avant de repartir va être longue. Il faut que je trouve une alternative pour poursuivre notre chemin au pas et au plus vite. Je commence à regarder les petites annonces pour trouver un deuxième cheval. Le lundi, je laisse même un message vocal pour un hongre. En attendant, je lui mets de la crème chaque jour, le petit pot Cos-by-Steph « spécial Ulysse » réalisé par Stéphane, la sorcière des Volonteux ! Je prends rendez-vous avec une ostéopathe pour le mardi matin, histoire de voir s’il ne s’est pas à nouveau bloqué le bassin…

Camille Buffle inspecte donc Ulysse le mardi en fin de matinée. Pour avoir son contact, j’ai simplement cherché « ostéopathe équin» dans Google maps. Elle est du secteur. Nous discutons un peu des évènements puis elle casse très vite les barrières en me parlant de communication animale. Je peux alors lui partager tout ce que nous avons pu déjà vivre avec Ulysse depuis notre première rencontre. Elle m’explique qu’Ulysse est anatomiquement équilibré dans l’ensemble (grace à la précédente séance ostéo peut-être ?) mais qu’il présente des tensions en lien avec la rando et aux décisions à prendre qui se répercutent sur son fonctionnement corporel. Elle a rechercher les différents déséquilibres du corps suivants : fonctionnement garrot / sternum avec le lien au péricarde, cervicales hautes / crâne et bassin. Au niveau de ce dernier elle remarque une restriction ancienne témoignant des frottements mécaniques douloureux, appelés adhérences dues à la castration (encore !), au niveau de l’entrejambe. Les mémoires de cette zones présentent un testicule vrillé. Manipulations et soins ont remis tout ça en place.
Il a le dos tendu, car dans sa tête il est tendu. Il veut qu’on bouge ! Je lui témoigne qu’ici je ne nous sens pas bien, Ulysse tourne souvent en rond et les nuisances sonores sont beaucoup trop présentes pour moi : l’autoroute, la voie ferroviaire, un stand de tir et des travaux nous entourent, même si le splendide Granier surplombe le terrain. En plus il n’y a pas de sentier de randonnée facilement accessible. Malgré tout, je ne sais pas où aller et surtout COMMENT continuer la suite du voyage. Faire des kilomètres en camion et avec un cheval, ce n’est pas l’éthique de ce voyage. Elle me montre que mon état correspond à l’adresse du lieu « impasse des marais ». Elle m’invite à trouver un autre lieu et à m’y rendre dès que cela m’est possible. Savoir où nous allons sera la médecine qui soignera Les tourments d’Ulysse. Puisque c’est ce à quoi il aspire. Nous partageons encore de belles minutes avant son départ. Cette femme m’a apporté une direction vers où aller, à utiliser cet endroit comme nouveau point de départ là où je me sentais bloquée. Elle m’a également déconseillé de chercher un deuxième cheval, car ça ne ferait qu’agir comme un coup de massue pour Ulysse : il risquerait de prendre ça comme une insulte à sa dignité ! C’est comme si je ne le sentais pas capable de relever le défi que nous nous sommes lancé.

Un nouveau départ
L’après midi je tente de contacter la prochaine destination que je vise, l’écolieu du Presilly, mais en vain. Ça ne répond pas. Pendant le week-end, avant la venue de Camille, j’avais rapidement regardé sur le site de woofing pour trouver un lieu dans les alentours de Genève. C’est un paysage que j’ai envie de découvrir. Sur le site j’étais tombée sur Les Chevaux de la Joie, un centre équestre qui fait de l’Equi-thérapie. J’appelle et explique ma situation à Valérie, la gérante. Très à l’écoute, elle me partage qu’en ce moment c’est la période chargée des stages d’été et qu’elle a déjà 2 woofeurs sur place. Malgré tout, elle me propose de nous accueillir si je peux être autonome. Je lui explique que j’ai peut-être une autre possibilité d’hébergement si elle est trop chargée pour m’accueillir : Camille m’a partagé l’annonce d’un autre centre équestre à l’ouest de Chambéry (pratiquant également l’équi-thérapie...) qui recherche un woofeur pour cause de désistement de dernière minute. Au fond de moi je sens que faire une pause sans woofing ne me ferait pas de mal… Au téléphone, Valérie des Chevaux de la Joie me propose un exercice pour faire mon choix : fermer les yeux, me détacher du fait qu’elle même est un peu surchargée en ce moment, me détacher de cette autre proposition qui me permettrait de découvrir de nouvelles compétences, et seulement de ressentir où est-ce que je me sens aller géographiquement, puis de lui partager ma réponse plus tard. Quelle femme ! Le lendemain je lui confirme ma venue la semaine suivante, le mercredi 8 Juillet.

Simplement le nom de cette nouvelle destination m’appelle, moi qui actuellement suis tourmentée sur la suite du voyage. Comment allons-nous continuer avec Ulysse ? Lui qui en a pour plusieurs semaines de guérison ! La fin de la semaine se termine avec Anne-Catherine qui a pu sortir de l’hôpital. Nous arrivons à prendre quelques moments d’échanges où elle tente de comprendre ce qu’elle pourrait m’apprendre. Malheureusement, la forme de sa structure qui m’intéressait n’est plus visible. Cette semaine n’a été que la mise en application de compétences que j’avais déjà. Mais je garde tout ceci comme une très belle expérience : cela me confirme combien je peux me faire confiance pour m’adapter à de nouvelles situations et être autonome en maraîchage. Elle me propose de rester tranquille le début de semaine prochaine pour préparer mon départ. J’accepte et j’essaie de comprendre pourquoi les labyrinthes gourmands ne correspondent plus tellement à ses aspirations actuelles. Elle me met en évidence son envie de créer et de vivre à plusieurs, de chercher des alternatives de vie en se projetant dans des situations post-effondrement de notre société actuelle. Je comprends que c’est un projet de collectif qui l’anime, de mutualisation des compétences. Ceci me confirme combien la création d’une entreprise seule n’a que peu de sens pour le futur, que réfléchir à des systèmes d’entreprises durables (viables, vivables, et équitables) est nécessaire.
Je me mets en route le mercredi en fin de matinée, direction La Muraz (la plage, AH-OUH CHA CHA CHA!). Je traverse Aix-les-Bains et Annecy avec le camion attelé. Je prends mon temps, mais la présence que demande le transport d’un cheval me fait vivre ce voyage de manière intense ! Je m’élève petit à petit à travers la campagne du Sud de Genève. Sur les abords du mont Salève, je peux déjà contempler la vue sur la chaîne des Aravis et du Mont Blanc. Époustouflant. Pour la première fois, je sens que le paysage me plaît. Ça c’est un endroit où je me sens bien ! Nous arrivons sans encombre dans notre nouveau lieu de passage …

A bientôt
Estelle & Ulysse
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